Eloge de Roger DERNIAUX

le 11juillet 2005, Les Essarts le Roi

par le Général Michel FORGET
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Madeleine,

Voici le moment d'évoquer devant vous et les vôtres, au nom de tous vos amis qui sont ici, la carrière de ROGER, une carrière diversifiée, militaire d'abord puis civile, et à bien des égards exceptionnelle.

Évoquer sa carrière militaire, c'est tout de suite évoquer Bremgarten, Fribourg, Haslach, les "anciens de la 4" - expression que l'on peut mettre aussi au féminin - anciens fort nombreux aujourd'hui autour de vous, tous liés par une amitié qui date de cinquante ans. Dans ce cercle d'amis, ROGER - et vous même - avez toujours eu une place de choix. Nous n'oublions pas que pendant que ROGER était initié aux subtilités du métier de pilote de chasse, vous même, appreniez à lire et à compter à nos enfants.

A l'escadron même, ROGER avait une image et un rôle spécifiques. D'abord, il avait une expérience de la vie militaire que beaucoup n'avaient pas. Car il y eut pour lui un " avant Bremgarten ". ROGER s'est en effet engagé dans l'armée de l'air comme simple soldat en octobre 44, au lendemain de la libération. N'ayant pas eu l'occasion de participer aux campagnes finales de la guerre, il était envoyé en Indochine pour deux ans, de 46 à 48, où il a servi comme conducteur aide mécanicien sur la base aérienne de Saïgon. A son retour, nommé sergent, il était affecté à Avord comme aide-mécanicien radio à l'école de transformation bi-moteurs.

On arrive alors à l'année 50, une année marquante puisque c'est celle où vous vous êtes mariés, le 31 juillet.
Sur un plan tout différent, c'est aussi l'année où, avec la guerre de Corée, la guerre froide en Europe s'aggravait. C'est celle où, au lendemain de la signature du Pacte Atlantique, naissait l'OTAN et s'élaborait un plan de développement extraordinaire de nos forces aériennes avec une prévision de 1000 avions de combat en ligne. On se contentera de 750, ce qui sera déjà considérable ! Dans ces conditions, le recrutement des élèves-pilotes était intensifié. ROGER en profitait pour entrer en février 52 à l'école de pilotage d'Aulnat. Un an et demi plus tard, il était breveté pilote de chasse après être passé à Marrakech et Meknès. En novembre 53, il était affecté à la 4ème escadre de chasse, plus précisément au 1/4 Dauphiné, alors stationné à Friedrichshafen avant de faire mouvement sur BREMGARTEN au milieu de l'année 54. C'est là où nous nous sommes tous retrouvés. Il était alors sous-lieutenant ORSA.

En plus de cette expérience de la vie militaire, ROGER était plus âgé que la moyenne des pilotes de l'escadron. Il avait même un an de plus que son commandant d'escadron. Ce n'était certes pas le plus ancien. Le plus ancien était Chardès dont Louis PRESTAT m'a d'ailleurs annoncé le décès, un décès qui date d'un ou deux ans. CHARDÈS devait avoir au moins 35 ans. 35 ans!: du coup, on l'appelait , Chardès, " le vieux " - relativité des qualificatifs ! Tout cela explique que ROGER avait une maturité que bien des pilotes de l'unité n'avaient pas encore. C'était le sage de l'équipe des pilotes, serein en toutes circonstances, ce qui faisait de lui un collaborateur agréable. C'était aussi un homme de réflexion, et un officier qui avait de l'initiative et qui savait faire face, par lui même, aux situations les plus complexes. Cela lui valut d'ailleurs de se voir confier une mission un peu tordue, où il s'agissait d'enquêter sur place, en Algérie alors en guerre, sur une triste affaire qui touchait directement un de nos pilotes, algérien d'origine, Lakdar Toumi...Ce dernier m'écrit régulièrement en fin de chaque année et à chaque fois il me demande des nouvelles de ses anciens camarades du 1/4. Le 1/4 est resté pour lui l'épisode marquant de sa vie. Je lui ai annoncé par lettre la nouvelle de la disparition de ROGER. Je suis certain qu'il se manifestera.

ROGER a toujours été un homme de conviction. Il s'est engagé à fond dans son métier de pilote de chasse, dans le cadre de la guerre froide comme il s'est engagé à fond dans la guerre d'Algérie. Là bas, il a fait deux tours d'opérations, l'un à Guelma en 56/57 et l'autre à Oued Hamimine puis à Bône en 59/60, comme commandant d'une escadrille de T6.

Avec l'année 60, ROGER atteignait ses quinze ans de service. Il était en fin de contrat et devait quitter le service actif. Ainsi, en quinze années, du simple soldat qu'il était où moment où il entrait dans l'Armée de l'Air, il était devenu, au moment de quitter celle-ci, lieutenant commandant d'escadrille, titulaire de CINQ citations dont deux à l'ordre de l'armée aérienne et décoré en 1958, à 32 ans, de la croix de chevalier de la Légion d'Honneur. Il gardera le contact avec l'armée de l'air en faisant des périodes, comme capitaine puis commandant de réserve jusqu'aux années 70. En 1971, il recevait la rosette de la Légion d'Honneur, ce qui sanctionnait à la fois ses états de service militaire et les services rendus dans le domaine civil dont je vais dire quelques mots.

Les amis de la maison Breguet - l'équipe Breguet - et de la maison Dassault sont également nombreux aujourd'hui autour de vous. Ils seraient sans doute mieux placés que moi pour évoquer la deuxième carrière, civile, de Roger, une carrière très dense marquée par deux temps forts : la participation de Roger au programme de cet avion mythique conçu par Breguet qu'a été le Jaguar et ensuite son action en INDE. Je passerai sur les deux premières années où, grâce à Bernard ZIEGLER - un "ancien de la 4 " - ROGER est entré chez BREGUET d'abord comme pilote privé des autorités de cette firme.

J'en viens au Jaguar. C'est en 1965 qu'a commencé l'aventure de cet appareil franco-britannique. ROGER était alors admis à seconder Paul JAILLARD, adjoint du Directeur Général de Breguet et chargé des négociations avec les Britanniques - RAF et l'industriel - en vue de définir les conditions de réalisation de ce programme. ROGER était intimement persuadé de l'intérêt de ce programme en faveur duquel il plaidait auprès de ses amis et camarades de l'Armée de l'Air. Il avait fort à faire car à cette époque, il y avait d'un côté les chasseurs purs - ou considérés comme tels - qui ne rêvaient que d'interceptions, de Mach 2, d'altitudes phénoménales et se contentaient d'autonomies de vol de quelques dizaines de minutes et de l'autre, les adeptes du F100, grosse barcasse américaine, pleine de pétrole et qui faisait merveille, il est vrai, pour les raids en profondeur à très basse altitude. Placer le Jaguar entre les deux n'était pas aisé. Ce n'était pas suffisant pour décourager ROGER, homme de conviction, je le rappelle. L'avenir, de toute façon, devait lui donner raison.

En 1968, Marcel BERJON devenait directeur technique adjoint de ce programme avant d'être nommé directeur en titre trois années plus tard. Une solide amitié se nouait entre l'ingénieur et l'ancien pilote de chasse, "l'opérationnel" - et je dirai entre les Berjon et les Derniaux, pour vous associer, vous Madeleine et vous Simone. A partir de là, lors des manifestations sur les bases, quand ont voyait Roger, on voyait Marcel et inversement. L'un et l'autre avaient le même souci de garder le contact le plus étroit possible avec les unités de notre armée de l'Air. Ils étaient les " fidèles ".

La fusion Breguet-Dassault en 1971 ne modifiait pas la teneur du programme Jaguar. ROGER, comme ceux de la maison Breguet faisait mouvement sur Vaucresson. Il était officiellement nommé " cadre, attaché commercial ". Par son entregent, par les liens qu'il avait su garder avec son armée d'origine, à tous les niveaux, il contribuait puissamment à rendre beaucoup plus conviviales - donc efficaces - les relations entre cette armée et la maison Dassault.

J'en viens au deuxième temps fort : l'INDE. Ce pays avait décidé de passer commande de Jaguar britanniques, construits sous licence en Inde même. La maison AMD-BA se devait de suivre les conditions d'établissement decette licence. C'était le rôle de Paul JAILLARD, toujours secondé par Roger. Ce dernier devait acquérir ainsi une solide expérience des relations officielles avec les services indiens. Cela exigeait de nombreux déplacements entre la France et ce pays lointain. Où est Roger? : aux Indes, s'entendait-on répondre le plus souvent. Notre ami avait beaucoup d'admiration pour ce pays, pour ses efforts visant à devenir une grande puissance régionale en se dotant de forces armées solides, aériennes notamment.
L'INDE allait d'autant plus l'accaparer que le président VALLIERES (Dassault) lui confiait le soin d'assurer la liaison permanente entre la firme et les services officiels indiens suite à l'achat par ces derniers d'une bonne cinquantaine de Mirage 2000, lesquels seront construits par Dassault.
Au passage, c'est à dire profitant de ses nombreux aller-retour entre la France et l'Inde, Roger était amené également à suivre les négociations en cours avec les Égyptiens décidés à acquérir des Alphajets, lesquels seront construits en France et montés en Egypte.

Cela faisait beaucoup mais tout a une fin et en 1991, ROGER atteignait 63 ans, l'âge de la retraite. J'ai conservé ce carton d'invitation à la réunion-surprise concoctée par Marcel pour marquer ce départ. Tous étaient au courant... sauf Roger. D'où la surprise. C'était le 5 avril 91. Cette retraite n'aura pas été longue. Elle fut néanmoins dense: il y eut le golf dont le virus devait atteindre - un moment - notre ami. Il y avait le suivi attentif des événements. ROGER était un homme de conviction, notamment dans le domaine politique, d'où des discussions passionnées notamment avec ceux de ses amis qui n'étaient pas du même bord. Discussions passionnées certes mais toujours amicales !

Il y avait les réunions des anciens de ceci et de cela, des Amis des Avions Breguet, de l'Armée de l'Air (Contact), des pilotes de chasse. Esprit ouvert et curieux de tout, dans son souci bien connu de comprendre le fond des choses, Roger aimait aussi étudier. Ainsi, lui qui pourtant n'était pas religieux, devait s'intéresser un moment à l'histoire des religions.

Il y eut aussi, hélas, les ennuis de santé qui ne vous ont guère épargnés, ni l'un ni l'autre. Roger avait réussi à surmonter une septicémie qui l'avait amené, il y a quelques années, au bord du gouffre. Nous nous en félicitions. Tout semblait être redevenu normal jusqu'à cet accident du 2 juillet dont les conséquences nous rassemblent aujourd'hui.
Le 2 juillet : c'était vingt quatre heures après la cérémonie marquant la fin, pour l'armée de l'air, du Jaguar auquel ROGER avait consacré tant d'efforts, une cérémonie à Saint-Dizier où nous pensions le revoir.

 

ROGER, où que vous soyez maintenant, retourné au néant ou monté au ciel - chacun choisira en fonction de ses croyances ou non croyances dans l'au-delà - soyez certain que vous resterez présent dans nos coeurs. Je vous adresse, au nom de tous vos amis, mon salut, avec beaucoup d'émotion - et beaucoup de respect.

 

Michel FORGET

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