Témoignage sur le Jaguar par Marcel BERJON,

ancien Directeur Technique des Avions Breguet chez AMD-BA

______BA 113 "Saint-Exupéry" Saint-Dizier le 1er juillet 2005______

 

Introduction

 Il y a 40 ans, le 17 mai 1965, les Ministres de la Défense (M. Messmer pour la France et Mr Healey pour le Royaume Uni), signèrent un accord de coopération qui lança le programme pour un avion école de combat et d'appui tactique (ECAT).

L'avion de base retenu était le projet Breguet 121 choisi par la France en 1964, équipé de moteurs Rolls-Royce Turboméca RB172-45,

Les discussions entre Etats-majors aboutirent à la rédaction d'une fiche programme commune en vue de la réalisation d'un avion adapté du Br121, capable de voler en supersonique et dont la version biplace en tandem devait présenter une place arrière surélevée assurant une meilleure visibilité

Il fallait ensuite trouver un nom qui soit commun aux deux langues c'est finalement le nom de Jaguar qui a été retenu pour l'avion. Quant au moteur, il fut baptisé Adour, nom de rivière existant dans les deux pays.

Je voudrais ici rendre hommage, à Georges RICARD Directeur Technique, Joseph CZINCZENHEIM (dit "Cz") ingénieur en chef de la Division Aérodynamique et Recherche, et à Henri ZIEGLER Directeur Général de Breguet-Aviation.

Ce sont eux les "pères du Jaguar" (tous trois sont hélas décédés depuis longtemps :1981, 1974, 1999).

Ils avaient été aussi les hommes-clés du programme NATO Br 1001 Taon en 1957, dont l'expérience a été utilisée pour le projet Br121 par le Bureau d'Études de Villacoublay.

Organisation de la coopération.

 La signature du protocole déclencha la mise en place d'organimes responsables

- au plan des État

- au plan industriel Avion et Moteurs

 La réalisation de la cellule et de ses équipements a été placée sous la responsabilité d'une agence exécutive française tandis que la réalisation du moteur était placée sous la responsabilité d'une agence exécutive britannique.

 Du côté des Services officiels. le programme a été géré par un Comité Directeur franco-britannique dont la présidence était alternée annuellement et qui était assisté par plusieurs sous-comités spécialisés :

- Avion, sous présidence française, chargé de la réalisation et de la mise au point des prototypes

- Moteur, sous présidence britannique, chargé de la réalisation et de la mise au point du réacteur

- Production Avion, sous présidence française, chargé de toutes les questions relatives à la fabrication des avions de série

- Administratif, co-présidé, chargé des aspects contractuels et administratifs.

Je salue et je remercie les anciens de la DTCA qui sont venus aujourd'hui témoigner de leur attachement au Jaguar. (en particulier les plus anciens, les IG Raymond BOSCHET et Louis GEORGES, qui ont vécu le lancement du programme)

Du côté des Industriels. les avionneurs ont créé, en mai 1966, une société anonyme de droit français, la SEPECAT (Société d'Etude et de Production de l'ECAT), partagée paritairement entre Breguet Aviation (ultérieurement AMD-BA) et la British Aircraft Corp (ultérieurement British Aerospace). Les responsabilités y sont réparties de façon permanente et, suivant l' objet, le responsable est l' un des partenaires, l'autre tenant le rôle d' adjoint. Trois Administrateurs ont été désignés par chacun des deux Industriels et le Conseil d' administration est présidé en alternance annuelle par un haut responsable de l' un ou l'autre industriel.

Georges RICARD fut le Directeur Technique et je l' ai remplacé lorsqu'il est parti en retraite le 31 mars 1971.

Jean BARGE fut le directeur de la Production jusqu'en 1975 (date de son départ en retraite)

Paul-Emile JAILLARD côté Direction Générale (qui n'a pu être présent aujourd'hui) et Michel TAVERNIER pour la gestion administrative et commerciale, (ici présent), ont été les gestionnaires attentifs de la SEPECAT pendant plus de 25 ans !

Pour la mise au point et la réalisation du moteur Adour, une organisation analogue a été mise en place avec création en juin 1966 d'une société commune
Rolls-Royce-Turboméca Ltd, celle-ci étant de droit britannique.

 Le principe de partage des fabrications prototypes (qui fut étendu à la série) était le suivant:

- en France : fuselage A V , fuselage central et chaîne d'assemblage des versions françaises

- en Grande Bretagne : ailes, fuselage AR, empennages et chaîne d'assemblage des versions britanniques

 Pour les équipements de base de l'appareil (équipements C fournis et installés par l 'Avionneur), après des discussions souvent difficiles pour trouver les meilleures solutions entre les propositions des Équipement français et britanniques, un choix unique a pu généralement être fait pour les versions françaises et britanniques. Le principe étant de demander aux différents fournisseurs de partager au mieux les réalisations entre les deux pays

 Il n'en est pas allé de même pour les équipements B fournis par l'Etat et installés par l'Avionneur : il s' agit essentiellement des équipements radio, des sièges éjectables, des canons et du système d'armes. Pour ce dernier, les positions des États Majors des deux pays étaient profondément divergentes. Le côté français désirait s' en tenir à un système simple, facile de mise en œuvre et basé sur des technologies éprouvées. Le côté britannique désirait au contraire bénéficier des progrès techniques les plus récents.

 La phase Développement.

Le Jaguar devait être réalisé en plusieurs versions pour répondre aux exigences particulières des différents utilisateurs opérationnels et 8 prototypes nécessaires ont été réalisés:

Pour l'Armée de l'Air : Jaguar E, école biplace, prototypes E01 et E02
Jaguar A, appui tactique monoplace, prototypes A03 et A04

Pour l'Aéronavale : Jaguar M, appui tactique monoplace embarqué, prototype M05

 Pour la RAF : Jaguar S, appui tactique monoplace, prototypes S06 et S07
Jaguar B, école biplace B08, en fait 1er de série de la chaîne britannique

Le développement de l'avion s'est appuyé sur des moyens au sol importants : maquettes et bancs d'essais divers.
Sur le plan de la structure, différents essais ont été effectués : essais statiques et de fatigue sur la cellule et le train d' atterrissage

Pour gérer les essais en vol des prototypes une organisation mixte SEPECAT a été créée à Istres dirigée par Bernard SIGAUD (qui fut plus tard le DP du Rafale) avec un adjoint de la BAC

 Les premiers vols : E01 le 8 septembre 1968 à Istres, pilote Bernard WITT (AMD-BA)
A04 le 29 mai 1969, pilote Jimmy DELL (BAC)
S06 le 12 octobre 1969 à Warton, pilote J.DELL
B08 le 30 août 1971 à Warton (1er de chaîne série UK)

Par suite des accidents du E01 et du A03, les essais furent essentiellement poursuivis sur le E02 (essais moteurs) à Warton et A04 /M05 (système d'armes) à Istres

 La version Marine

 Le premier vol du M05 eut lieu à Melun-Villaroche le 14 novembre 1969, pilote Jacques JESBERGER (décédé en1988) Ingénieur d'Essais Jacques DESMAZURES, ici présent, devenu plus tard Directeur Technique des Programmes militaires à Saint-Cloud, qui vient de prendre sa retraite (et qui était présent il y a 2 ans pour le 30ième anniversaire)
Du fait des contraintes pour un avion embarqué, ce prototype suivit un programme de mise au point spécifique comportant trois campagnes d'essais de catapultage en Grande Bretagne (Bedford) et deux campagnes sur le porte-avions Clemenceau.
Il participa aussi à la mise au point des équipements de navigation et d'attaque des monoplaces.

Finalement, compte tenu des limitations de performances à l'appontage sur un moteur et des dépenses supplémentaires que les modifications proposées auraient entraînées, l'Etat-Major de la Marine a décidé en janvier 1973 d' abandonner le programme Jaguar.

Le prototype M05 fut alors utilisé pour effectuer les essais de vrille des avions monoplaces aux mains expertes de notre ami Jean-Marie SAGET.

Les principaux problèmes du développement

 Compte tenu des différentes versions et des nombreux configurations de charges largables, la mise au point des commandes de vol, du circuit carburant et des armements a demandé beaucoup de soins.

Le système de sensations artificielles pour le pilote, nom de code AJAX, conçu initialement pour l'Atlantic par mon ami (et adjoint à partir de 1969) Jean-Claude FONTAINE, ici présent, pour lequel il reçut d' ailleurs le prix ALKAN, a été adapté pour le Jaguar, beaucoup plus complexe, et a d' abordété mis au point sur un Mirage IIIB du CEV de Brétigny.
Un certain nombres de "compensateurs" sur tous les axes ont du être ajoutés pour optimiser le pilotage.

Il fallait aussi respecter les limites de centrages acceptables pour toutes les configurations et pour cela on ne pouvait agir que sur la séquence de transfert du carburant à partir des divers réservoirs. D' où un système de contrôle assez complexe qui nous a donné quelques soucis; les pilotes m' ont toutefois toujours dit que ça ne leur a posé aucun problème.

 Les essais d' armement, qui sont évidemment la priorité pour un avion de guerre, ont eu lieu à Cazaux, sous la direction de mon ami Jacques LEMAÇON, décédé en 2003 ( qui a de plus effectué pratiquement tous les chantiers de modification des protos, avec comme chef d' atelierAlain ARPINO, actuel directeur de Cazaux, ici présent).
Pour que le tir des canons de 30 n' affecte pas le fonctionnement des moteurs il a fallu réaliser, par approximations successives, une géométrie torturée des goulottes.
Les essais pour valider les 350 configurations de charges largables de cet avion ont été suivis de bout en bout par l' ingénieur d'essais Victor BOÉRI, ici présent. Je vous laisse à penser le travail que cela représente !

La seule modification, tardive mais cruciale, qu 'a constitué l' adoption de l' armement guidé laser (système ATLIS) a été développée en liaison avec TH-CSF sur le A4 avant d' être appliquée sur la dernière tranche des avions A de série.

 Les modifications

 Les nombreuses modifications résultant des mises au point sur les prototypes, devaient être acceptées officiellement par la Commission des Modifications Jaguar (CMJ) co-présidé par un officiel de chaque pays. Ces réunions avaient lieu quatre fois par an, sur les différents lieux de production tantôt en Grande Bretagne tantôt en France
Elles étaient l' occasion de combats homériques sur les imputations financières mais aussi de repas plantureux Un certain nombre d'entre nous, officiels et industriels, avons toujours en mémoire certaines réunions qui duraient trois jours, dont deux jusqu'à minuit, avec déjeuner somptueux et le soir un buffet bien garni et arrosé.

La production en série.

L'Armée de l'Air a commandé 40 avions École biplaces (version E) et 160 avions d'appui monoplaces (version A).
La RAF a commandé 37 avions École biplaces (version B) dont 2 pour son Centre d'Essais de BD et 165 avons d'appui monoplaces (version S).

Le grand hall de Colomiers fut construit pour la chaîne d'assemblage chez AMD-BA (Vendu après la fermeture de l'usine de Colomiers, il a été baptisé
"Louis Breguet" par l' Aérospatiale)

 Le premier appareil de série El a fait son premier vol à Toulouse-Blagnac le 2 novembre 1971, toujours aux mains de B.WITT, suivi le 15 mars 1972 par le Jaguar E2 lequel a été remis au CEAM de Mont de Marsan le 4 mai suivant. Le Al a volé le 20 avril 1972. Parallèlement, les Jaguar S1 et S2 ont fait leur premier vol à Warton respectivement les 12 octobre et 16 novembre 1972.

 A la fm de l' année 1981, la totalité des avions destinés à l'Armée de l'Air et à la Royal Air Force avait été livrée.

L' assistance technique

De l' avis des utilisateurs, elle fut exemplaire.
Sur les différentes bases en France, des représentants permanents du Service des Champs AMD-BA étaient détachés. Des liaisons fréquentes étaient assurées par ailleurs par les responsables J. COMBE, J-C. BULLIER et Claude DEBRIE, (qui n' ont pu être présents aujourd'hui).
Et moi-même ou mon adjoint étions très attentifs !
Depuis 1990, le suivi technique du Jaguar a été assuré par Jean-Paul DUVAL, directeur des Avions militaires de Mérignac, ici présent.

L'organisation logistique

Un protocole spécifique, FRUGAL, fut signé pour la gestion logistique des coopérations franco-britanniques.
Pour le Jaguar, ORLOJ (Organisation Logistique Jaguar), située à Mérignac, avait pour but de commander, stocker et répartir les rechanges en fonction des besoins de chaque utilisateur

L'exportation.

Comme vous le savez, ce sont uniquement des avions dérivés des versions britanniques qui ont été exportés.
L'Equateur, le Sultanat d'Oman et le Nigéria ont commandé un total de 54 avions.
L' Inde a signé un contrat en avril 1979 pour l' achat de 40 avions tandis que 132 autres devaient être construits sous licence par l'industrie aéronautique indienne (Hindoustan Aeronautics Ltd à Bangalore). Dénommé Shamser (qui signifie " Épée de Justice"), cette version est dotée des moteurs Adour les plus puissants (également construits sous licence), que nous aurions bien souhaité pour le Jaguar français et d'un système d'armes plus moderne que l'équipement Marconi initial des Jaguar UK
Ce pays va garder encore longtemps une armée de Jaguar redoutables. 

Évocations personnelles

 Permettez-moi maintenant d' évoquer trois événements qui me sont particulièrement chers :

Côté français
- mon vol d'une heure sur le Jaguar El0 du 2/7(B. NORLAIN), le 28 mai1976, avec comme pilote le Cdt. GA UTIER (mon ami le général ) qui commandait la 7 à l'époque.
- la coopération Jaguar /Atlantic (avion dont je me suis beaucoup occupé avant le Jaguar), lors des opérations en Afriqueà partir de fin1977, sous le commandement initial de mon ami le Général Michel FORGET
Côté britannique
- j' aiété invité d' honneurà trois reprises par la RAF, à la grande soirée de gala de la base d'Abingdon ; la dernière fois en 1985, on m'a fait l' honneur, à la fm du dîner, de commander le "toast à la Reine".

 A partir de 1973, année d' arrivée des Jaguar dans l'Armée de l'Air sur cette base (commandée alors par mon ami Jean RAJAU, ici présent), dont nous avons fêté somptueusement il y a deux ans le trentième anniversaire, mon épouse et moi même avons été invités à toutes les grandes cérémonies non seulement sur les bases où il y avait des Jaguar mais aussi sur celles commandées par des anciens du Jaguar qui étaient montés en grade !
Et même quinze ans après mon départ en retraite, l' Armée de l'Air continue à nous inviter!


Pour nous, le programme Jaguar, vous l' avez compris, c'est avant tout quelques centaines d' amis très chers.

Merci à l'Armée de l'Air !

Honneur et gloire à tous ceux qui ont bien servi le Jaguar ! qu 'ils en soient fiers !

Merci à tous mes anciens collaborateurs : j' en ai cité seulement quelques-uns dans ce témoignage

Et maintenant tournons-nous vers l' avenir: bienvenue et longue vie au Rafale sur la base de Saint-Dizier!

 


Photo Base St. DIZIER

Post Scriptum

Pour finir, ce matin le "Padré" a évoqué le Mirage IV, qui lui aussi vient de terminer une brillante carrière de plus de 40 ans.
Permettez moi d' évoquer ici la mémoire de mon grand ami Jean-Jacques SAMIN, ingénieur du projet à Saint-Cloud en 1959, qui fut beaucoup plus tard mon chef comme Directeur Général Technique de DASSAULT, décédé, hélas, quelques mois seulement après son départ en retraite en 1991.

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